Roman

L’hôtel des Monts enneigés

Marie Vareille

Noël 2015

J’ouvre un oeil, puis l’autre. Il me faut quelques secondes pour me souvenir de l’origine de la terrible migraine qui me vrille le cerveau : fête de Noël du bureau avec les collègues.
Ex-bureau. Ex-collègues, me souffle mon cerveau après mise au point. Mon boss a profité de cette occasion tout à fait appropriée pour m’annoncer, une coupe de champagne à la main et de fausses cornes de renne clignotantes sur la tête, que mon CDD au cabinet d’architectes ne serait pas renouvelé. Il a ensuite enchaîné avec un sourire ravi et une main sur mes fesses :
— Mais voyons le côté positif des choses, Cassandra : comme nous ne travaillons plus ensemble, nous pouvons désormais laisser libre cours à notre attirance mutuelle.
Le vrai point positif des choses étant d’une part qu’il y a au moins un verre de vin chaud cannelle-clou de girofle qui n’a pas fini dans mon estomac, puisque je lui ai balancé à la figure, et d’autre part que ma ceinture noire de ju-jitsu a enfin servi à quelque chose, contrairement à mon double doctorat en architecture moderne… Bref, une déception de plus qui s’ajoute à la longue succession d’échecs qui illustrent les vingt-huit années de mon existence cataclysmique.

Un chapeau de Père Noël, vestige de la veille, gît sur ma table de nuit. Je pousse un soupir. L’idée de devoir subir pendant dix jours la pression commerciale liée à la magie de Noël en plus de mon nouveau statut de chômeuse et de ma gueule de bois me donne envie de me pendre avec une guirlande électrique. Je tire la couette par-dessus ma tête en grognant. Je vais rester couchée dans ce lit jusqu’au 3 janvier.
Je vais faire une provision de nourriture constituée en majorité de gras, de sucre et d’additifs cancérigènes et me fixer un objectif constructif pour ces deux prochaines semaines : regarder l’intégralité des vidéos postées sur YouTube depuis 2006, par exemple. Ou encore mieux, relire quatre-vingt-quatre fois d’affilée mon livre préféré, Orgueil et Préjugés, et revoir toutes ses adaptations à l’écran…
Motivée par cet ambitieux projet, j’enfile mes lunettes et décide d’accomplir la première étape de mon plan de remise en forme morale en commandant une pizza hawaïenne supplément fromage de chèvre pour mon petit déjeuner. J’ai à peine raccroché qu’on sonne à la porte.
Déjà !?

Je me lève avec autant d’énergie que si j’avais quatre-vingt-douze ans et les deux jambes dans le plâtre pour ouvrir au livreur de pizza le plus rapide du monde. Toutefois, au lieu d’une délicieuse odeur de fromage de chèvre fondu sur tranche d’ananas juteux, des effluves de Chanel n° 19 m’agressent les narines.
— Cassandra, ma chérie ! Je suis si contente de te voir !
— Maman ?! Qu’est-ce que tu fais là ? Tu ne devais pas être au Mexique ?
— J’ai changé d’avis, et puis c’est fini avec Pablo ! Je vais plutôt passer Noël avec ma fille préférée.
Ce n’est pas un compliment : je suis sa seule fille. Et venant de quelqu’un qui, pour fêter son million de followers sur Instagram, a posté : « Vous êtes les enfants que je n’ai jamais eus », suivi de quatorze émoticônes coeur à ses fans, ce genre de déclaration est clairement louche…
Il faut dire que tout le monde adooooore ma mère. Ma mère est Christine Martin, l’auteure de la chronique hebdomadaire la plus célèbre de la presse féminine : « Toute la vérité sur mon sexe », publié dans FEMMES, le magazine féminin lu par huit Françaises sur dix, paraît-il. Cette chronique « drôle, actuelle et (malheureusement pour moi) sans tabou », selon Le Monde, lue par des millions d’admirateurs chaque semaine, parle de sexe, comme son nom l’indique.

Apparemment, le monde entier est fasciné par la vie sexuelle de ma mère. Tout le monde sauf moi, évidemment. Un temps, elle a même eu son émission télé. Le sexe étant toutefois « un peu dépassé, plus vraiment à la mode et terriblement 2010 », ma mère a su « se réinventer » (ses propres mots) pour lancer une chaîne lifestyle sur YouTube qui a autant de succès que la Bible et Harry Potter combinés. Elle est comme ça, elle réussit tout ce qu’elle touche, contrairement à moi.
L’influenceuse la plus célèbre de France balance justement son manteau en faux léopard sur mon halogène et laisse tomber son sac à main sur le bureau avant de s’affaler sur mon lit défait. Calmement, je décroche le manteau du lampadaire avant qu’il ne prenne feu et ramasse les stylos tombés par terre.
— J’ai déjà des plans pour Noël.
— Tu n’as jamais su mentir, Cassandra.
— Maman, s’il te plaît…
— Pourquoi ne mets-tu pas de lentilles, ma chérie ? Les lunettes te donnent l’air austère, et qu’est-ce que c’est que cette tenue ?

Je baisse les yeux et scanne successivement mon tee-shirt « Waiting for Mr. Darcy » offert par Sarah, mon bas de pyjama imprimé d’ananas à lunettes de soleil et mes chaussons à tête de licorne. Je ne vois pas où est le problème.
— Écoute, Maman, j’ai perdu mon travail, je ne suis pas d’humeur…
Elle applaudit avec un sourire radieux.
— Excellente nouvelle ! 
Ce travail était ennuyeux à mourir et ne te correspondait pas du tout !
Je sens mes poings se serrer et tente de canaliser l’irritation que ses commentaires provoquent toujours chez moi.
— Architecte, c’est vraiment chiant, poursuit-elle, tu ne peux pas décemment vouloir faire des plans de maison jusqu’à la fin de ta vie ! C’est d’une stabilité épouvantable, tu n’imagines pas ce que c’est pour moi, ta pauvre mère, de te voir t’encroûter dans autant de sécurité. Ça m’angoisse ! J’en fais des insomnies ! Tu ne voudrais pas être artiste comme tout le monde ?!
Elle agite ses mains manucurées devant son visage impeccablement maquillé comme si la simple idée de ma vie étriquée l’empêchait de respirer. Ma mère a parfois une vision légèrement altérée du monde réel.
— Ça te dirait d’aller fêter Noël à Morini ? reprend-elle avant même que je puisse répondre. Tu ne gardes pas un souvenir merveilleux de notre dernier Noël là-bas ?
Mes oreilles se mettent à bourdonner. Un souvenir merveilleux !? Comment ma mère ose-t-elle sortir pareille énormité ? De tous les moments qu’elle m’a gâchés, nos dernières vacances de Noël à Morini, la petite station de ski en Haute-Savoie où j’ai grandi, est de loin le souvenir le plus douloureux. Je me revois arrivant au lycée ce froid matin de janvier au retour des vacances, à l’instant où ma vie s’est écroulée.

Je secoue la tête pour chasser cette image. Je ne veux pas me rappeler cette période. Je me suis juré, il y a bien longtemps, de ne jamais remettre les pieds à Morini. Je me redresse, furieuse.
— Comment peux-tu imaginer que je veuille passer Noël à Morini ? Après ce qui s’est passé ?!
Elle me dévisage, stupéfaite.
— Mais enfin, ma chérie, c’est du passé. Allons y, passer Noël, comme autrefois.
Je prends une grande inspiration.
— Non ! Et je sais très bien que tu ne serais jamais venue me voir si tu ne t’étais pas fait plaquer par ton Pedro…
— Pablo, pas Pedro, corrige-t-elle en levant l’index comme une maîtresse d’école, ce qui achève de me mettre en rage.
— Ça m’est égal ! Je hais Noël de toute façon.
— N’importe quoi, Noël est une fête merveilleuse !
— Merveilleuse ? Comme la fois où tu as trompé Papa avec le Père Noël du magasin de jouets ?
— Un malheureux baiser ! On ne peut pas appeler ça tromper, et de toute façon on a divorcé trois mois plus tard…
— Et la fois où tu as préféré partir en stage de fauconnerie et où je me suis retrouvée seule chez la concierge ? Ou celle où tu m’as offert un abonnement chez l’esthéticienne et un relooking ?
— Qu’est-ce que tu peux être susceptible, ma chérie…
— Tu sais très bien que j’ai toujours détesté Noël.
— Ne sois pas ridicule, Cassandra, personne ne déteste Noël. Pourquoi diable est-ce que tu détesterais Noël ?

Je tente de me contrôler, mais je m’entends lui répondre d’une voix glaciale :
— Mais je déteste Noël à cause de toi ! Pour tous les Noëls que tu as préféré passer avec tes copains du moment, à me laisser tomber, à te disputer avec eux et à m’offrir des cadeaux qui ne faisaient plaisir qu’à toi !
Je suis tellement en colère que j’en ai de la buée sur les verres de mes lunettes. Ma mère se lève brutalement et saisit son manteau, surjouant son air offusqué.
— Très bien, alors tu n’as qu’à y aller sans moi puisque tu me détestes tant ! C’était ton cadeau de Noël ! Joyeux Noël, Cassandra !
Elle me jette une pochette bleu marine à la tête et part en claquant la porte. Je devrais me sentir victorieuse, mais notre dispute me laisse un goût amer. Ma mère n’est qu’une enfant. Elle ne se rend pas vraiment compte que ses actions ont des conséquences. J’attrape ma veste et ouvre la porte, prête à lui courir après.
— La hawaïenne supplément chèvre, c’est ici ?

Je percute la livreuse de pizza en uniforme et la boîte en carton fait un vol plané par-dessus la rampe. Après un court instant, nous nous penchons toutes les deux pour observer le rond de pâte auréolé de sauce tomate qui s’est lamentablement écrasé quatre étages plus bas. J’entends le cliquetis des talons de ma mère s’atténuer, et la porte de l’immeuble claquer. Trop tard. Je pousse un soupir et me tourne vers la livreuse à qui la situation n’a l’air de faire ni chaud ni froid :
— Bon, je vous dois combien ?

***

— Tu devrais y aller, dit Sarah dans le téléphone.
Je parcours pour la douzième fois le petit livret imprimé glissé dans la pochette bleu marine laissée par ma mère. Le descriptif de l’hôtel qui vient d’ouvrir dans la région de mon enfance fait rêver : un chalet perdu au milieu des montagnes, feu de cheminée, spa, jacuzzi chauffé ouvert toute la nuit avec vue sur les étoiles…
— Je ne retournerai jamais à Morini !
À l’autre bout du fil, ma meilleure amie pousse un soupir.
— Cassandra, c’était il y a dix ans…
— Onze. Quelle heure est-il à Singapour ?
— Ne change pas de sujet. Justement, peut-être qu’en retournant enfin là-bas, tu tourneras la page.
— J’ai tourné la page !
— Vraiment ? Alors pourquoi aucun mec ne t’intéresse jamais ? Pourquoi tu es incapable de parler de tout ça ? Je n’écoute plus, le dépliant à la main, je fronce les sourcils. 
— Non, mais j’hallucine !

À la fin de la brochure de l’hôtel, se trouvent des billets de train et une fiche récapitulant la réservation.
— Quoi ?
— Elle ne m’a pas du tout invitée à passer Noël avec elle, elle n’a réservé que pour une personne et à son nom ! De nouveau, je sens la colère me gagner. J’aurais pu être attendrie par l’idée que ma mère ait envisagé sincèrement, pour une fois, de passer Noël avec moi. Mais quelle que soit la raison pour laquelle elle a finalement décidé de me proposer ce séjour à Morini, ce n’est pas du tout ce qu’elle avait initialement prévu.
— Elle ne changera jamais !

J’imagine tout à fait Sarah lever les yeux au ciel à dix mille kilomètres d’ici.
— Laisse tomber, Cassandra, ta mère a toujours été comme ça. Puisqu’elle t’a donné sa réservation, vas-y, plutôt que de passer Noël seule sous ta couette et à te lamenter sur ton sort.
— Je ne me lamente pas sur mon sort !
— Si.

Je soupire, Sarah était avec moi à l’école d’architecture.
Elle me manque terriblement depuis qu’elle a déménagé à Singapour et nos fréquents appels Skype ne suffisent pas toujours à combler le vide de son absence.
— Cassandra, dis-moi que tu vas y aller, ça te fera du bien de changer d’air ! Tu vas me gâcher Noël si je sais que tu es toute seule à Paris en train de regarder Orgueil!et Préjugés pour la centième fois.
Le problème, c’est que Sarah me connaît beaucoup trop bien. Et peut-être qu’elle a raison.
Peut-être que le seul moyen de mettre cette histoire derrière moi, c’est de retourner sur les lieux du drame. Je promets d’y réfléchir, nous discutons encore quelques minutes, puis elle raccroche, non sans m’avoir lancé :
— Je te rappelle le 24, tu as intérêt à être à Morini en train de boire du champagne dans un jacuzzi !

***

Quelques jours plus tard, un peu hésitante, je descends sur le quai à Morini. Mes baskets crissent sur le mélange de sable et de sel. Impossible de rouler ma valise dans cette gadoue. Les montagnes se découpent dans le ciel bleu, la neige sur le toit des chalets de bois est lisse et brillante sous le froid soleil de décembre. J’ai le sentiment de m’être une fois de plus fait avoir : comment se fait-il que je me retrouve dans ce décor de pain d’épice, moi, pour qui les fêtes de fin d’année ne sont synonymes que de dysfonctionnements familiaux et de mauvais souvenirs ?

Un chauffeur en parka noire m’attend avec un air aussi enthousiaste que le mien et un panneau à mon nom. Ou plus exactement, au nom de ma mère, puisque la réservation était pour elle.
— Bonjour, c’est moi, dis-je à l’homme en indiquant le panneau « Christine Martin ».
— Je suis Gérard, répond-il très sérieusement en m’indiquant le badge doré fixé à sa parka sur lequel est écrit « Gérard, chauffeur », à votre service, mademoiselle Martin. Il s’empare alors de ma valise aux roues bousillées par le sel et la neige tandis que je le remercie, avant de m’ouvrir la porte d’un énorme 4 × 4 noir équipé de pneus neige. Je m’affale sur les fauteuils de cuir avec l’agréable impression d’être la reine d’Angleterre, la classe en moins. Nous démarrons et je bénis la buée qui a envahi les verres de mes lunettes au moment où le chauffage se met à souffler. Elle m’empêche d’apercevoir par la fenêtre tous les lieux qui ont marqué mon adolescence et que j’essaie désespérément d’oublier depuis onze ans.

Gérard allume la radio et Michael Bublé se met à chanter White Christmas dans les haut-parleurs.
— Playlist spéciale Noël, marmonne mon chauffeur d’un ton lugubre. J’hésite à lui demander d’éteindre ou de mettre quelque chose plus en accord avec mon état d’esprit actuel. AC/DC, Highway to Hell, par exemple, mais sa tête de conducteur de corbillard m’en dissuade.

Peu de temps après, nous quittons la route pour prendre un chemin enneigé qui monte dans la forêt. Bercée par les chaos de la voiture, je finis par m’endormir. Je me réveille en sursaut, je ne sais pas trop combien de temps après. La nuit commence à tomber, et j’aperçois des lumières au loin. Il n’y a plus que les montagnes blanches autour de nous, Mariah Carey a entamé All I want for Christmas dans l’autoradio et les verres de mes lunettes, mis à part une petite tache de gras en bas du verre droit, sont de nouveau limpides. Pas âme qui vive, pas une maison, on distingue seulement la silhouette de l’hôtel de bois illuminé. Il neige à gros flocons. Le visage collé à la vitre, je regarde les contours du bâtiment se préciser. Encadré de hauts sapins dont certains ont été décorés de guirlandes qui clignotent dans le jour qui tombe, il se tient au milieu des montagnes, élégant et chaleureux avec ses balcons de bois aux balustrades enneigées et ses cheminées fumantes.

Je descends de la voiture. La neige absorbe tous les sons. L’air parfaitement pur sent le froid et la sève. En frissonnant, je resserre mon manteau d’hiver trop léger autour de mes épaules.
— Rentrez à l’intérieur je m’occupe de vos bagages, dit Gérard en ouvrant le coffre du 4 × 4.
— Merci beaucoup !

J’entre dans l’immense hall d’entrée. Une cheminée allumée se dresse au centre, d’épais tapis recouvrent le parquet de chêne. Gérard retire sa parka, sous laquelle il porte une livrée impeccable, enfile une casquette bleu marine à liseré doré et passe derrière le comptoir de la réception.
— Bienvenue, mademoiselle Martin, je suis Gérard, le concierge de l’hôtel des Monts enneigés. Le nouveau badge doré sur sa veste indique maintenant « Gérard, concierge ». Il enfile une paire de lunettes à la fine monture d’acier. Cette situation absurde me ferait rire, s’il n’avait pas l’air aussi sérieux. Gérard ressemble terriblement à une version droïde de Droopy en costard. Il allume l’ordinateur et me récite d’une voix aussi raide que son port de tête :
— Vous faites donc partie des huit influenceurs privilégiés sélectionnés par nos soins pour tester l’hôtel des Monts enneigés avant son ouverture. Toutes vos consommations, activités ainsi que votre chambre vous sont gracieusement offertes par l’établissement, exception faite du trajet en hélicoptère pour aller à la gare. En échange de quoi, nous souhaiterions avoir votre retour objectif sur la qualité de notre établissement, et éventuellement, si vous le souhaitez, nous serions ravis de lire le compte rendu de votre expérience parmi nous dans votre magazine ou sur les réseaux sociaux.

Je reste un instant sans voix. Le cadeau de Noël de ma mère était en réalité gratuit… Je ne sais si c’est son statut de journaliste ou son million de followers sur Instagram qui lui ont valu de décrocher ce bon plan, mais le fait qu’elle me le refile en me faisant croire que c’est un cadeau de Noël m’exaspère encore un peu plus. C’est d’autant plus absurde que je ne suis pour ma part sur aucun réseau social, je ne suis pas journaliste et je n’ai jamais mis les pieds dans un hôtel de luxe, ce qui risque de singulièrement limiter l’intérêt de mes commentaires sur cet établissement.
— Vous avez l’air contrariée, mademoiselle Martin, tout va bien ?
— Oui, oui, aucun problème.
— N’hésitez pas à me communiquer tout sentiment d’inconfort ou élément déplaisant, nous souhaitons vraiment offrir à nos clients la meilleure expérience possible. Vous avez la suite Pôle Nord, au dernier étage, je vais vous accompagner. Je souris, hoche la tête. Imperturbable, Gérard se retourne, attrape une veste sur un cintre et l’enfile. Je me mords les lèvres pour ne pas exploser de rire. Le nouveau badge indique « Gérard, garçon d’étage ». Il dépose ma petite valise cabine avec délicatesse sur le chariot doré beaucoup trop grand pour elle, puis le pousse avec le plus grand sérieux en direction de l’ascenseur.

— La réunion d’accueil a lieu à dix-neuf heures en salle Flocons, le dîner sera servi à partir de vingt heures au restaurant, m’informe Gérard avant de refermer la porte de ma suite. Je dépose mes baskets boueuses devant la porte pour ne pas tacher la moquette crème et laisse libre cours à mon émerveillement. Un feu crépite dans une cheminée de pierre blanche, la moquette est si épaisse que j’ai l’impression de marcher dans de la chantilly, je me laisse tomber sur le lit monumental et m’enfonce dans la couette en riant toute seule. Mon téléphone vibre dans la poche de mon jean, texto de Sarah.
— Tu es bien arrivée ? C’est comment ?
Avec une parfaite mauvaise foi, je réponds : Comme dans Shining. Je m’attends à tout moment à voir surgir une hache et la tête de Jack Nicholson à travers la porte…

Elle m’envoie un smiley horrifié et je l’appelle pour la rassurer. Sur l’écran de mon Smartphone, elle sirote une tisane. Je lui raconte brièvement la nouvelle crasse de ma mère et ma promotion surprise au statut de critique d’hôtel. Sarah éclate de rire, nous discutons un peu, puis elle me souhaite bonne nuit, il est très tard à Singapour… Je la quitte à regret, mais il est presque dix-neuf heures et je n’ose pas trop sécher la « réunion d’accueil » annoncée par Gérard.

***

Quand j’ouvre la porte de ma chambre à 18 h 55, prête pour aller à la réunion, je constate avec horreur que mes baskets ont disparu. Paniquée, je regarde à gauche et à droite. Rien dans le couloir. Qui a bien pu voler ma paire fétiche de Stan Smith usées jusqu’à la corde ? Furieuse, je fouille ma valise et constate que ma seule alternative est une paire d’après-ski. J’enfile donc mes moon boots et prends le chemin de la salle Flocons.

Quand j’arrive, les sept autres invités sont déjà en train de discuter autour d’une table où ont été déposés des biscuits de Noël recouverts de sucre glace. Une jolie blonde que je reconnais comme l’une des youtubeuses les plus en vue du moment explique en relisant ses notes prises dans un carnet Moleskine qu’elle trouve que la distribution des prises dans les chambres n’est pas optimale et que les Cotons-Tiges ne sont pas proposés en quantité suffisante tandis qu’un homme trapu d’une cinquantaine d’années se plaint de l’odeur trop sucrée du lait pour le corps. Je me présente, ils font de même. La youtubeuse s’appelle Joanna, l’homme Antoine. Je remarque alors pour la première fois un homme blond d’une trentaine d’années plutôt beau gosse.
— Benjamin, me dit-il en me tenant la main. Journaliste aux Nouvelles de Savoie.
— Cassandra… Heu, Christine, je bredouille, déstabilisée par son sourire ravageur.
— Ah ! s’exclame Joanna en ajoutant une note sur son carnet. Christine est en après-ski ! Preuve qu’il ne fait pas suffisamment chaud dans les couloirs.
— Ce n’est pas ça, on m’a volé mes baskets…
— Oh mon Dieu, quelle horreur ! Des vols dans l’établissement. Inadmissible de la part d’un hôtel de ce niveau ! renchérit-elle, griffonnant de plus belle. Mal à l’aise, je m’assois, croque dans un gâteau en forme de sapin et laisse avec délice le sucre fondre sur ma langue. Une jeune femme en tailleur entre dans la pièce et nous salue avant d’annoncer :
— M. Alexandre Pelletier vous prie de l’excuser pour son retard, il sera là d’ici quelques instants. Le nom me fait l’effet d’un coup de massue cloutée en pleine face et je m’étouffe avec mon biscuit.
— Alexandre Pelletier ?! je bégaie, les yeux écarquillés.
— Le directeur de l’hôtel, me répond l’hôtesse avec un sourire aimable.

Les discussions me parviennent de loin, comme si on m’avait plongé brutalement la tête sous l’eau. Alexandre Pelletier. Ce n’est pas possible… Je préférerais dîner tous les jours pendant un an entre Ben Laden et Adolf Hitler plutôt que de recroiser Alexandre Pelletier ne serait-ce qu’un dixième de seconde. Je me lève d’un bond.
— Je dois aller aux toilettes !
Et je me rue vers la porte. Heureusement, personne ne prête attention à moi. Fuir. Le plus vite possible, le plus loin possible. Je remonte le couloir au pas de course quand j’entends soudain des voix. Paniquée, je me jette derrière le sapin de Noël qui fait l’angle et observe entre un lutin rouge et une boule dorée les deux hommes qui remontent le couloir en discutant. Ma malchance vient de passer de fabuleuse à légendaire. Le premier est Gérard, qui a remis sa tenue de concierge. Le second – je le reconnaîtrais n’importe où – est en effet Alexandre Pelletier.

Je suis tétanisée. Il a changé, pourtant. Il est plus grand. On devine la carrure bien dessinée de ses épaules sous son pull de laine noire. Il doit toujours être aussi sportif. À l’époque, il jouait dans l’équipe de hockey sur glace et il passait tous ses hivers sur les pistes. Je reste plantée là, comme un sapin frappé par la foudre, à contempler la ligne de sa mâchoire, à suivre la main qu’il passe avec nonchalance dans ses cheveux bruns vaguement décoiffés. Et son regard… d’un bleu plus pur qu’un lac de montagne. J’ai envie de me mettre des baffes, mais je dois admettre qu’il est encore plus beau qu’avant. Il tient une feuille à la main et, soudain, il s’arrête net. Une expression de surprise passe dans ses yeux clairs.
— Christine Martin ? La journaliste de FEMMES ?
— Mlle Martin est arrivée ce matin, confirme Gérard, c’est une jeune femme charmante.

Alexandre fronce les sourcils.
— Jeune femme ? La Christine Martin que je connais doit avoir la cinquantaine passée…
— Peut-être s’agit-il d’un homonyme ? Ou alors de sa fille ? Une jeune femme de vingt-cinq ans, brune, bouclée, grandes lunettes, joli sourire…

Je révise immédiatement mon jugement sur Gérard et je me mets à sourire bêtement derrière mes guirlandes de Noël.
— Ce doit être un homonyme, rétorque froidement le jeune directeur de l’hôtel, je connaissais la fille, elle est passable, mais pas si jolie. Il reprend son chemin vers la salle de réunion, me laissant furieuse et humiliée avec une envie difficilement contrôlable de surgir de ma cachette pour lui planter une branche de sapin dans l’oeil.

De retour dans ma chambre, j’ouvre ma valise et y empile pêle-mêle les vêtements que j’ai emportés. Par la fenêtre, la neige tombe en flocons aussi gros que des balles de coton et le sommet des montagnes a disparu dans une épaisse brume blanche. Je tire mon bagage sur la moquette du couloir, prends l’ascenseur et traverse d’un pas décidé le hall de l’hôtel jusqu’à la réception où Gérard se tient, droit et prêt à servir les clients. Son regard inexpressif s’arrête sur ma valise.

— Je peux vous aider, mademoiselle Martin ?
— Gérard, s’il vous plaît, pouvez-vous me raccompagner à la gare, une urgence familiale m’oblige à rentrer en catastrophe.
— Mademoiselle Martin, je suis absolument confus, dit-il avec un air pas du tout confus, c’est malheureusement impossible, avec la chute de neige, la route est à présent fermée.
— Fermée ? Il doit y avoir une solution, c’est une question de vie ou de mort !

Gérard semble réfléchir intensément pendant quelques secondes avant de répondre :
— Je peux vous réserver un hélicoptère jusqu’à la gare, mais ce n’est pas compris dans votre séjour. Cela vous coûtera la modique somme de deux mille sept cent cinquante euros. Cela dit, avec cette visibilité, je doute qu’ils puissent venir avant demain matin.
— Merde ! 

Ma vulgarité laisse Gérard de marbre.
— Je suis réellement chagriné de ce qui vous arrive. Il n’a pas l’air le moins du monde chagriné. Tant pis. J’irai à pied. Sans répondre, je me dirige avec détermination vers la porte et l’ouvre d’un grand coup. Un tourbillon de vent glacé chargé de neige s’engouffre et manque de me faire tomber par terre. Je la claque aussitôt avant de mourir cryogénisée.
— On annonce une tempête de neige historique, m’informe Gérard, j’ai peur que la situation ne s’arrange pas avant trois ou quatre jours.

Trois ou quatre jours ? Comment est-ce que je peux décemment survivre à trois ou quatre jours dans le même bâtiment qu’Alexandre Pelletier ? Encore, s’il avait été le directeur d’un complexe hôtelier de deux mille chambres… mais le petit hôtel n’en compte que dix-huit, il n’y a aucune chance que j’arrive à l’éviter pendant tout ce temps. À moins que… Je réfléchis quelques instants.
— Voulez-vous que je vous commande l’hélicoptère, mademoiselle Martin ? demande Gérard qui confond manifestement mon compte en banque avec celui de Bill Gates.
— Vous avez un service de repas en chambre ?
— Bien sûr, le menu est dans le tiroir de votre table de nuit.
— Parfait, j’ai changé d’avis, je vais rester, merci beaucoup.

Je remonte dans ma chambre le plus rapidement possible et vide de nouveau ma valise dans les placards. Pas besoin de paniquer. La situation est parfaitement sous contrôle. Je vais tout simplement rester enfermée dans cette chambre jusqu’à ce que la tempête de neige se calme et commander l’intégralité du room service. La chambre est sublime, la baignoire immense, j’ai la télévision et le service en chambre illimité à n’importe quelle heure. Dans ces conditions, je peux tenir un siège de cent ans.

Forte de cette nouvelle décision, j’ouvre à fond les robinets et me fais couler un bain brûlant dans lequel je renverse l’intégralité d’un flacon de bain moussant rose-litchi. Puis je sors du minibar une bouteille de champagne et une flûte. Quelques minutes plus tard, je me glisse dans l’eau brûlante et mousseuse, ma flûte de champagne à la main. Il y a même un téléphone à côté de la baignoire. J’avale cul sec ma coupe de champagne et me ressers. J’ai l’impression d’avoir été téléportée dans un film américain. Merveilleux. J’ai presque oublié Alexandre Pelletier. Au bout de la troisième coupe, prise d’une impulsion subite, je décroche le combiné et appuie sur la touche de la réception. Quelqu’un décroche au bout d’une sonnerie.

— Gérard, j’ai une gastro carabinée, je vais devoir rester enfermée dans ma chambre pendant tout le séjour, j’en ai peur. Je voudrais donc commander à dîner.

Il y a un silence au bout du fil, puis une voix grave, vaguement amusée, qui n’est pas du tout celle de Gérard et que je reconnais sur-le-champ, me répond :
— Je vous écoute.

Merde.
Alexandre.

J’ouvre la bouche, la referme, regrette instantanément les trois coupes de champagne. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je veux commander.
— Je n’ai pas le menu sous la main…
— Il est dans le tiroir de la table de nuit de votre chambre.11 
— Oui, mais voyez-vous, là, je suis coincée dans la salle de bains et…
— Ah c’est vrai, la gastro…

La voix a pris un ton légèrement ironique et je pique un fard, me sentant parfaitement ridicule à l’idée qu’Alexandre Pelletier m’imagine désormais assise sur les toilettes, puis je réalise qu’il ne sait probablement pas qui je suis, puisque je ne lui ai pas donné le nom de ma chambre.
— Vous êtes toujours là, mademoiselle Martin ?

Re-merde.

Il sait parfaitement qui je suis. Ou tout du moins, il pense que je suis ma mère. Ce qui est aussi un problème, soit dit en passant, mais je ne me sens pas le courage de démentir pour le moment.

— Apportez-moi n’importe quel plat au hasard, dis-je à toute vitesse. De toute façon, il est nécessaire que je teste tout pour vous faire un retour objectif sur votre hôtel.
— Très bien. Ce sera prêt d’ici une vingtaine de minutes.
— Merci.

Je raccroche précipitamment et m’enfonce la tête sous la mousse rose-litchi en serrant les poings de frustration. Pourquoi lui ? Pourquoi maintenant ? Et surtout, pourquoi n’a-t-il pas pris trois cents kilos et des pustules sur tout le corps ? Mais même avec trois cents kilos et des pustules sur tout le corps, rien ne changera la réalité : Alexandre Pelletier a été mon premier amour. Le plus grand, le plus fort. Celui qu’on n’oublie jamais tout à fait. Et il m’a jetée comme une pauvre chaussette trouée du jour au lendemain. J’ai mis des années à me remettre de ce qui s’est passé entre nous. Peut-être même ne m’en suis-je jamais vraiment remise. J’ai envie de crier. J’égrène les secondes sous l’eau et, peu à peu, la chaleur et le silence sous-marin m’apaisent. Au bout d’une bonne minute, à bout de souffle, je ressors la tête de l’eau et prends une grande inspiration. J’ai l’esprit beaucoup plus clair, soudain. Je n’ai plus dix-sept ans. Je suis une adulte maintenant. Sarah a raison. Je traîne cette histoire depuis trop longtemps. Le hasard a fait que je suis tombée sur Alexandre Pelletier après toutes ces années. C’est la seule opportunité que j’aurai jamais d’avoir une explication, de laisser sortir tout ce que j’ai sur le coeur. C’est décidé : je vais lui parler. J’aurai enfin cette conversation que j’aurais dû avoir onze ans plus tôt.

Je sors de mon bain, enfile mon pyjama et peigne mes boucles mouillées. Je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’oeil dans la glace et fronce les sourcils derrière mes lunettes. Mon tee-shirt « I love Mr. Darcy » bâille un peu à l’encolure et le bas ananas laisse clairement à désirer. J’enfile par-dessus le peignoir blanc immaculé aux armoiries de l’hôtel et hausse les épaules. « Passable, mais pas si jolie », a-t-il dit. Je n’ai pas besoin d’être jolie, connard, j’ai un double doctorat en architecture moderne et un cerveau bien plus puissant que le tien. Non, mais.

Quand on frappe à la porte quelque temps plus tard, je suis prête à affronter l’ennemi de pied ferme. Une petite partie de moi espère non sans une certaine lâcheté trouver Gérard en lieu et en place du directeur de l’hôtel, mais quand j’ouvre la porte, je tombe bien nez à nez avec les yeux bleu clair d’Alexandre. J’attends que l’étonnement apparaisse sur son visage aux traits réguliers, qu’il s’exclame « Cassandra !

Quelle surprise ! », voire « Cassandra ! Quelle horreur ! » ou quelque chose dans ce genre, mais au lieu de cela, il me tend une main que je serre mécaniquement et il me sort avec un sourire poli :
— Bonsoir, mademoiselle Martin, nous n’avons pas été présentés je crois, je suis Alexandre Pelletier, le directeur de l’hôtel.
Pour la deuxième fois de la journée, j’ai l’impression de me prendre une gifle. Sa poignée de main est ferme et assurée. Il pousse un chariot recouvert d’une longue nappe blanche sur lequel repose un plat unique recouvert d’une cloche argentée.
— J’espère que vous aimez la tartiflette, mademoiselle Martin.
— Vous êtes directeur et vous faites le service ?
— Je profite de cette période avant l’ouverture de l’hôtel pour tester les différents postes de mes employés. J’estime qu’on ne peut pas diriger un hôtel sans ce genre de connaissance opérationnelle. Tout en parlant, il a installé un fauteuil devant la table roulante et allumé une bougie sur le plateau. Puis il se redresse et me contemple quelques secondes de ce regard qui me fait penser à un ciel de montagne au mois d’août. J’attends une réaction, au point où j’en suis, un simple « Votre tête me dit vaguement quelque chose » ou « On s’est déjà vus quelque part, non ? » me suffirait… Mais rien. Pas une étincelle de reconnaissance.
— N’hésitez pas à appeler la réception s’il vous manque quoi que ce soit, je vous souhaite une belle soirée. Mécaniquement, je hoche la tête et réussis à souffler :
— Merci.

À peine est-il sorti que je m’adosse à la porte et me laisse glisser sur le sol, le souffle coupé.

J’ai imaginé des milliers de fois revoir Alexandre Pelletier, je m’étais fait un nombre incalculable de scénarios improbables, et pourtant, pas une fois je n’avais envisagé qu’il puisse ne pas me reconnaître. Lui, qui a fait de mon coeur un meuble Ikea en kit impossible à remonter, n’a même pas un vague souvenir de mon visage. Tant pis. Il n’y aura pas d’explications, pas de deuil, pas de rétablissement. On frappe à la porte. C’est peut-être Alexandre qui se souvient brutalement qu’il m’a connue dans une autre vie. Je me relève, l’ouvre d’un coup, mue par un vain espoir et me retrouve nez à nez avec Gérard, qui tient mes baskets à la main.

— Il a été porté à mon attention que vous pensiez qu’on vous avait volé vos baskets. Je suis désolée pour le malentendu, mais nous avons un service de nettoyage de chaussures : toutes les chaussures laissées dans le couloir sont récupérées par un employé et nettoyées pour le lendemain.

Il me tend cérémonieusement mes vieilles Stan Smith comme si c’était les pantoufles de Cendrillon. Elles ont presque retrouvé leur blancheur initiale, ce qui tient clairement du miracle de Noël. Puis, il referme la porte. Je ne me suis pas sentie aussi stupide depuis ce jour de CE1 où ma mère m’avait envoyée déguisée en micro-ondes à l’école (il avait fallu être créatif, le seul élément de costume qu’elle avait trouvé la veille au soir étant un vieux carton), parce qu’elle était persuadée que c’était Mardi gras (ce qui n’était pas le cas, puisque nous étions d’une part jeudi et d’autre part au mois d’avril).

L’odeur de fromage fondu qui me monte aux narines me sort de ma torpeur. Autant tirer le maximum de cette situation.

Après tout, c’est sans doute la seule fois de ma vie où je passerai mes vacances dans un hôtel cinq étoiles.

Quelques minutes plus tard, je suis affalée sur ma couette en train de déguster la meilleure tartiflette de ma vie, tout en regardant Orgueil et Préjugés sur ma tablette. Je prends un selfie et l’envoie à Sarah avec la légende « Paradis » et m’enfonce un peu plus dans les coussins crème. Je vais tellement profiter de cet endroit qu’avec un peu de bol, ce crétin arrogant d’Alexandre Pelletier et son hôtel des Monts enneigés de mes deux feront faillite avant même l’ouverture.

***

Je m’étire avec délice dans les draps en percale. J’ai dû dormir dix heures d’affilée, ça ne m’était pas arrivé depuis une éternité. La lumière filtre entre les épais rideaux, je me lève et les ouvre en grand. La neige s’est accumulée jusque dans les coins des vitres comme sur les illustrations des livres pour enfants. La route par laquelle je suis arrivée n’est même plus discernable entre les pins vêtus de blanc. Je décroche le téléphone et entreprends de commander l’intégralité du menu du petit déjeuner avant de me recoucher, les yeux perdus dans ce paysage de rêve. Je réalise que la montagne où j’ai grandi m’a terriblement manqué. C’est une femme que je n’avais encore jamais vue qui m’apporte le petit déjeuner. Elle s’appelle Evelyne. Elle m’explique, tout en rallumant la cheminée, qu’en plus de la panière de viennoiseries et des oeufs au bacon, le chef a ajouté son fameux pain d’épice maison spécial Noël. Je me souviens alors que nous sommes le 23 décembre. Avec toute cette histoire, j’avais presque oublié que Noël arrivait, mais l’odeur du café chaud et du bacon croustillant chasse cette perspective désagréable. Evelyne me souhaite une bonne journée et me laisse devant mon festin.

La journée se déroule sans encombre. Après le déjeuner, on nous propose une promenade en raquettes dans la forêt que je m’empresse d’accepter. C’est Alexandre qui nous sert de guide, je me tiens quelques pas derrière lui, mais j’écoute attentivement ses explications. Il connaît tous les arbres, la montagne a toujours été son terrain de jeu favori. Je me souviens qu’il a commencé à pratiquer à douze ans le ski hors piste dans la forêt, malgré les punitions et l’inquiétude de ses parents. Je me rappelle toutes les fois où il m’a emmenée, l’été, jusqu’à des cascades cachées, connues de lui seul, où on se baignait dans l’eau, glacée jusqu’au milieu du mois d’août parce qu’elle coulait directement des glaciers. Comment a-t-il pu oublier tout ça ? Comment a-t-il pu résumer son souvenir de moi à ce « passable, mais pas si jolie ». Comment peut-il y avoir un tel décalage entre ce qu’il a représenté pour moi et ce que j’ai représenté pour lui ? Perdue dans mes pensées, je manque de m’étaler aux pieds de mon ex-meilleur-ami-amour-de-ma-vie qui me rattrape de justesse. Pendant un court instant, la proximité de son corps, la force de son bras autour de ma taille me ramènent onze ans en arrière. Le jour où, pour la première et unique fois, j’ai fait l’amour avec lui. Où pour la première fois, j’ai fait l’amour tout court, d’ailleurs. Je me souviens comme si c’était hier de l’odeur de savon de Marseille de sa couette, du poster de Star Wars qui faisait face à son lit, de ses bras autour de moi et de son souffle chaud dans mon cou, de la douceur de ses mains, de la neige qui tombait dehors.

Tout est encore tellement précis.

Surtout la descente en enfer des jours suivants…

À l’hôtel, de délicieux sablés au chocolat et un thé de Noël à la douce odeur de cannelle nous attendent devant le feu chaleureux de la bibliothèque. Même Joanna, l’exigeante youtubeuse, semble enfin conquise par les charmes de l’hôtel des Monts enneigés et multiplie les photos et les vidéos qu’elle poste en direct sur les réseaux sociaux.

Pourtant, en me couchant, je ressens une grande tristesse. Sarah avait raison, revenir sur les lieux de mon enfance a fait remonter des souvenirs douloureux. Le lendemain, tout l’hôtel se prépare à fêter Noël. Joanna nous annonce qu’elle compte profiter du spa, puis regarder Love Actually avant le dîner de réveillon prévu par l’hôtel. Dans le hall, le somptueux sapin auquel Gérard accroche des boules argentées et dorées embaume et la playlist de Noël tourne en boucle dans la salle du restaurant. Je m’enfuis dans ma chambre après le petit déjeuner, où je trouve une maison en pain d’épice déposée sur le lit impeccablement fait. Je suis cernée. J’ai l’impression de m’être réveillée dans un téléfilm de Noël. N’ayant aucune envie de rester toute la journée dans cette ambiance de marrons chauds, je me rends à la réception, où Gérard est en train de suspendre de mini-berlingots rouges et blancs à un ruban doré accroché derrière le comptoir.

— Je peux vous aider, mademoiselle Martin ?
— Oui, j’ai vu dans le descriptif de l’hôtel qu’on pouvait louer des motoneiges, est-ce que c’est compris dans votre offre tout inclus ?
— Le principe d’une offre tout inclus, mademoiselle Martin, c’est que tout est inclus.
— Oui, enfin pas le trajet en hélicoptère pour aller à la gare…
— Certes, admet-il. Voulez-vous que nous mettions à votre disposition une motoneige ? En revanche, je vous prierai de bien vouloir suivre les pistes prévues et de revenir dans une heure maximum : on annonce une nouvelle tempête de neige en fin d’après-midi.

Il déplie un plan devant moi et m’indique le chemin à emprunter afin de ne pas finir dans une crevasse avec mes regrets et un coccyx fêlé. Je le remercie, et quelques minutes plus tard, revêtue d’une combinaison et d’un casque prêtés par l’hôtel, j’enfourche ma motoneige.

Le vent mordant sur mes joues et l’odeur de la sève dans l’air froid me rappellent les hivers de mon enfance, j’accélère et suis la piste indiquée par Gérard. J’avais oublié à quel point cette région était belle. Perdue dans mes pensées, je ne fais pas attention à l’heure. Ce n’est que quand la neige commence à tomber et que le blanc cotonneux du ciel a fait complètement disparaître la lumière du soleil que je réalise que j’ai dû me tromper de chemin. Sous les patins de mon véhicule, la neige cache un terrain de plus en plus accidenté. Je tente de freiner, mais le sol s’affaisse brutalement et la motoneige tombe deux mètres plus bas. Elle fait plusieurs tonneaux, tandis que j’effectue un vol plané et viens m’écraser lamentablement dans un sapin. Il me faut quelques secondes pour absorber la secousse et me redresser. Je me relève difficilement pour m’enfoncer dans la neige jusqu’à mi-cuisse et pousse un gémissement de douleur avant de me laisser tomber. Ma cheville refuse de me porter. Je sors mon téléphone portable de ma poche. L’écran est brisé, mais il marche, je retire un gant et essaie d’appeler l’hôtel pour qu’ils envoient quelqu’un me chercher. Pas de réseau. Mon véhicule s’est échoué un peu plus bas, le pare-brise est brisé. Je pousse un soupir, je doute qu’une motoneige flambant neuve bousillée contre un arbre soit comprise dans le « tout inclus » de l’hôtel des Monts enneigés, ce n’est toutefois pas mon souci prioritaire. Je lève la tête vers la pente raide qui me sépare du chemin. Le vrai problème est que la nuit tombe bientôt… Je n’ai aucun moyen de rentrer, et malgré l’épaisse combinaison imperméable prêtée par l’hôtel, le froid me fait claquer des dents. Je n’ai pas le choix. Je dois rejoindre la route. Vaguement inquiète, je remets mon gant, prends une grande inspiration et commence à remonter en boitant les cinquante mètres qui me séparent de la piste. Les dents serrées pour ne pas crier de douleur quand je sollicite ma cheville, je m’accroche aux branches et à tout ce qui peut m’aider à me hisser, mais la pente est raide et la neige m’arrive maintenant jusqu’à la taille. À chaque fois que j’avance d’un pas, j’ai l’impression de reculer de deux. 

Je ne sais pas combien de temps je lutte, je suis en sueur sous la combinaison. Quand je me retourne et que j’aperçois, à peine quelques mètres plus bas, le cadavre de la motoneige que la neige recouvre peu à peu, je réalise que je n’ai même pas fait la moitié de la distance. Le découragement me saisit et, pour la première fois, une peur réelle me serre la gorge. Je n’ai même pas l’excuse d’être une touriste inconsciente, j’ai grandi ici. Je sais que la montagne pardonne rarement ce genre d’erreurs, surtout en plein hiver pendant une tempête de neige. Comment ai-je pu être assez stupide pour me faire surprendre ?

Il doit être dix-sept heures passées, le 24 décembre. Tout le monde s’apprête à réveillonner, un voile gris annonciateur de la nuit a recouvert le ciel. Ont-ils remarqué mon absence à l’hôtel ? Gérard, débordé par ses multiples tâches, se rendra-t-il compte que la motoneige n’est pas revenue à l’heure prévue ou sera-t-il trop occupé à tartiner des toasts de foie gras pour envoyer quelqu’un à ma rescousse ? La sueur de mes efforts s’est transformée en un voile glacé sur ma peau ; ma cheville, de plus en plus serrée dans mes après-skis, a dû doubler de volume. Je sais que je ne devrais pas, mais je me laisse tomber dans la poudreuse, à bout de forces. Juste cinq minutes. Je m’enfonce dans sa douceur trompeuse. Je ne dois pas dormir. La lumière a pris une teinte bleu marine à présent. Les flocons me recouvrent comme un traître édredon.

À moitié consciente, j’observe les branches noires qui s’agitent dans le crépuscule comme de longs bras décharnés qui me bercent. Je ne dois pas dormir. Jamais je n’ai entendu pareil silence. Je repense à ces histoires qu’on entendait petits, le père de Noé, la soeur de Clémence, tous ceux que la montagne a pris et n’a jamais retournés. Bizarrement, je n’ai presque plus froid. Je ne dois pas dormir. Je ferme les yeux. Ce sont des cris éloignés, étouffés par la neige et associés aux sons intermittents des motoneiges qu’on redémarre, qui me sortent de ma torpeur. Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé, mais la nuit est totale. Mon corps ne répond plus, un sursaut traverse cependant mes membres transis.
— Ici !

Mon premier appel sort comme un croassement douloureux, puis ma voix reprend peu à peu de sa force. J’allume le flash de mon téléphone portable et l’agite frénétiquement dans l’obscurité. J’aperçois les faisceaux des lampes de poche comme des yeux jaunes qui clignotent dans tous les sens sur la route au-dessus de ma tête et je crie plus fort en secouant mon bras. Les faisceaux s’arrêtent.
— Tenez bon, mademoiselle Martin ! hurle Gérard qui n’a plus l’air impassible du tout. Nous arrivons !

Je ne sens plus mes membres et mes dents claquent de manière incontrôlable. Je continue de hurler en brandissant mon téléphone pour qu’il puisse repérer ma position. Quelques minutes plus tard, une ombre se découpe au-dessous de moi, une corde de rappel autour de la taille. De soulagement j’éclate en sanglots.
— Ça va aller, Cassandra, murmure Alexandre en dégageant la neige qui coince mes jambes, on va te sortir de là. Sa voix a beau être réconfortante et assurée, j’y décèle une réelle inquiétude. Alexandre Pelletier a eu peur que je meure. Cette idée fait transparaître à travers mes larmes un sourire idiot sur mes lèvres gercées. Il passe son bras sous ma taille, j’accroche mes bras à ses larges épaules et il me soulève comme si je ne pesais rien du tout. Il émet un sifflement, signe qu’en haut on doit tirer et, lentement, tenant la corde d’une main et moi de l’autre, il me remonte vers la route.

***

La suite est un peu floue, je reprends réellement conscience devant la cheminée de la bibliothèque de l’hôtel des Monts enneigés, enveloppée dans la couverture la plus douce du monde, tandis qu’Alexandre tente de verser entre mes lèvres gercées un vin chaud à la délicieuse odeur de cannelle. Je saisis le verre et mes mains encore engourdies frôlent ses doigts. Une décharge de chaleur plus efficace que n’importe quel feu de joie me réchauffe instantanément.

— Comment vous sentez-vous, mademoiselle Martin ? demande-t-il.
Sa voix est de nouveau impassible, elle a perdu les intonations inquiètes et chaudes de tout à l’heure.
— Mieux, dis-je.
— Gérard, la situation est sous contrôle, vous pouvez reprendre votre poste, déclare Alexandre. Mademoiselle Martin est trop faible pour participer au réveillon collectif. J’ouvre la bouche pour lui rétorquer que je ne suis pas faible et que ce n’est pas à lui de décider si je veux participer au réveillon ou pas, puis un détail me revient brusquement en mémoire. « Ça va aller, Cassandra. » Dans la forêt, dans la panique du moment, il m’a appelée par mon prénom. Il sait très bien qui je suis, il prétend ne pas me reconnaître. Gérard quitte la pièce en me souhaitant bon rétablissement et je me retrouve seule avec Alexandre.
— Vous devriez aller enfiler des vêtements secs, dit-il, la combinaison était déchirée, l’humidité a transpercé le tissu.

Je tente de me redresser et m’effondre instantanément avec un cri de douleur. Il me rattrape de justesse.
— Ça va ?
— Ma cheville… J’avais oublié, je pense que je me suis fait une entorse…
— OK, je vais aller vous chercher des…
— Arrête de me vouvoyer !

Je l’ai coupé d’une plus voix sèche que je ne l’aurais voulu et il s’interrompt, une expression d’étonnement traverse son regard clair.

Je poursuis, tant que j’en ai le courage :
— Tu sais très bien qui je suis, alors je préférerais qu’on arrête cette mascarade. Il reste un instant silencieux, le visage illisible avant de répondre calmement :
— Je peux aller te chercher des vêtements, Cassandra, et te trouver de la glace pour ta cheville, ou t’aider à remonter dans ta chambre si tu préfères. Je fixe les flammes dansantes dans la cheminée sans répondre. Il pousse un soupir et sort de la pièce. Son absence crée un vide, comme si sa simple présence réchauffait l’atmosphère. Il a si longtemps été synonyme de sécurité pour moi. Il était le pilier de ciment qui compensait les fondations instables de ma famille.

Les souvenirs affluent tout à coup. Notre première rencontre, en primaire. Il était dans la classe au-dessus de la mienne, pourtant j’avais mis une gifle à un grand qui essayait de lui prendre le Twix de son goûter. Quand la France entière lit la vie sexuelle de ta mère toutes les semaines, tu apprends très tôt à te défendre et à répondre aux moqueries des autres enfants.

Il m’a appris à faire du ski, je lui ai appris à dessiner. Je n’ai jamais eu de meilleure copine avant Sarah. J’avais un meilleur copain. J’avais Alexandre. Il n’avait qu’un seul défaut : il détestait Orgueil et Préjugés. Mais je pouvais lui pardonner, parce qu’il terminait les phrases que je laissais en suspens, il me faisait des playlists des Spice Girls sur des cassettes audio, et depuis le jour où il m’avait trouvée en larmes, cachée dans le vestiaire des filles parce que j’avais du sang sur mon pantalon, il avait toujours une serviette hygiénique ou un tampon dans son sac à dos, juste au cas où.

Décembre était la pire période de l’année : il partait deux semaines en vacances chez sa grand-mère en Forêt-Noire. Il passait Noël dans son immense famille. Il me le racontait, les yeux brillants d’excitation, et moi je ne lui disais jamais à quel point il allait me manquer. Il me rapportait de ce séjour annuel des stylos et des carnets Diddl qu’on ne trouvait qu’en Allemagne à l’époque et dans lesquels, petite déjà, je dessinais des maisons. Des maisons stables, solides, pour la famille stable que je rêvais d’avoir. Une famille comme celle d’Alexandre, avec ses deux petites soeurs et ses parents aimants.

Et puis, il y avait eu ce moment qui avait tout changé. Ses lèvres sur les miennes, ses mains sur mon corps. Ma première fois. Sa première fois à lui aussi. Enfin, je crois. Le plus beau souvenir de ma vie. Un moment parfait, comme on en connaît peu dans une vie. Aussi parfait que la première fois que j’ai lu Orgueil et Préjugés, ou cette fois où ma mère m’a emmenée trois jours autour du lac de Côme, la seule fois où je ne l’ai eue que pour moi entre deux amants de passage.

Je suis rentrée et j’ai annoncé à ma mère que je devais prendre la pilule. Elle m’a félicitée, puis elle est passée en mode Gestapo. « Qui ? Quand ? Comment ? Où ? Et j’espère qu’il a mis un préservatif ! » J’ai menti. Je ne voulais pas partager ce moment avec elle, je ne voulais pas qu’elle juge mes peurs et mes faiblesses, elle qui était tellement experte du sujet. Déjà, j’avais attendu l’âge canonique de dix-sept ans pour découvrir le sexe, c’était suffisamment honteux comme ça dans mon esprit d’adolescente. J’ai joué la fille détachée et lui ai raconté n’importe quoi.

Le lendemain, Alexandre m’a apporté une rose au lycée. Nous nous sommes tenu la main toute la journée, puis il est parti en vacances en Allemagne, comme tous les ans. Jamais depuis je n’ai ressenti telle évidence. Début janvier, FEMMES publiait une chronique de quatre pages. « L’histoire d’une première fois : comment les jeunes du XXe siècle explorent leur sexualité ». C’était l’histoire d’une fille qui couche avec son copain d’enfance « juste pour essayer », qui a trouvé ça « plutôt sympa » et qui « recommencera peut-être ». Et puis, il y avait cette dernière phrase. Peut-être que, sans cette dernière phrase, j’aurais eu une chance de récupérer la situation. « Il m’a dit “je t’aime”, mais je n’ai pas répondu. » C’était la seule chose véridique du récit fait à ma mère. Alexandre m’avait dit « je t’aime » et j’avais été tellement bouleversée que j’avais été incapable de répondre. La fille de l’article n’avait rien à voir avec moi. Cette histoire n’avait rien à voir avec mon histoire avec Alexandre. Mais ça, personne ne le savait, pas même lui. Je ne sais pas qui a découvert la chronique, n’importe quelle ado ayant piqué le magazine à sa mère avait pu tomber dessus. Le jour de la rentrée de janvier, une âme charitable s’est chargée de la photocopier et de la placarder dans tous les couloirs. La rumeur s’est propagée à la vitesse de la lumière.

Et Alexandre ne pouvait plus faire trois pas dans les couloirs sans qu’une multitude d’abrutis décérébrés lui hurlent « Je t’aiiiiime » en mode Lara Fabian. J’ai essayé de lui parler. Je suis allée l’attendre à la sortie de son cours de maths. Il rangeait ses livres dans son sac à dos, ses cheveux bruns ébouriffés, l’air perdu.
— Alex… je…

Il s’était retourné d’un coup au son de ma voix, comme si un monstre immonde venait de se dresser devant lui, ses yeux clairs assombris par le mépris.
— Il n’y a rien eu entre nous, Cassandra, ne m’adresse plus jamais la parole.

C’est la dernière chose qu’il m’a dite. Le lendemain, il sortait avec Jessica Laurent, une fille que je soupçonnais d’être amoureuse de lui depuis le CE2, ce qui fit taire les rumeurs. Au mois de février, nous avons déménagé à Paris et je n’ai plus jamais entendu parler d’Alexandre.

Jusqu’à ce séjour.

La porte s’ouvre et il apparaît de nouveau, il me tend un gros pull de laine et un jogging. Il m’aide à les enfiler et à me rasseoir avant de placer un sachet de glace contre ma cheville.
— Ça va être compliqué de te trouver un médecin avant après-demain, mais je pense qu’elle est juste foulée. Il pourrait éviter mon regard, mais ce n’est pas le cas. Peut-être qu’il prétendait ne pas m’avoir reconnue, simplement par indifférence. L’atmosphère est douce dans la bibliothèque, on n’entend que le crépitement du feu dans le silence. Je pense à la tempête dehors, au vent mortel tourbillonnant entre les sapins. Je murmure :
— Si tu ne m’avais pas trouvée, je serais morte.
— Oui, et ça aurait été catastrophique pour l’image de l’hôtel. Tu veux manger quelque chose ?

La brutalité de ce commentaire me laisse un instant sans voix. Comme si le problème, ce n’était pas que je meure de froid entre deux sapins, mais que son chiffre d’affaires en pâtisse. Puis je comprends : il m’en veut encore. Ce n’est pas de l’indifférence, c’est de la colère.
— Je suis désolée, Alexandre, dis-je tout à coup, je suis désolée de ce qui est arrivé entre nous, je suis désolée que ma mère ait écrit cette chronique, mais je crois que ça fait dix ans que j’ai besoin de te dire quelque chose de très important : tout ce qu’elle a écrit était faux. J’étais amoureuse de toi, j’étais dingue de toi. Je ne voulais pas qu’elle sache, je voulais protéger ce qu’on avait vécu, que ça ne reste qu’entre toi et moi. Je lui ai menti. Je n’ai pas répondu à ton « je t’aime » parce que c’était trop parfait, trop merveilleux, trop émouvant, trop tout, parce que je n’avais plus de voix, parce que je ne savais pas qu’on pouvait être aussi heureux. Je ne t’ai jamais oublié, je n’ai jamais aimé quelqu’un comme je t’ai aimé, tous les hommes que je rencontre, je les compare avec toi, ma première fois avec toi, c’est mon plus beau souvenir et le plus douloureux aussi, parce que je me dis que si ce n’était jamais arrivé, je ne t’aurais pas perdu.

Je m’arrête à bout de souffle, j’ai parlé à toute vitesse, sans respirer. J’ai les larmes aux yeux, mais un poids dont j’ignorais la présence s’envole de ma poitrine. Comme si ces mots, que j’aurais dû avoir le courage de prononcer à la sortie de ce cours de maths il y a si longtemps, pesaient sur mon coeur depuis, comme un petit tas de cailloux noirs qui vient enfin de se volatiliser. Je n’ose pas le regarder, je garde les yeux baissés vers les flammes. Le silence envahit de nouveau la pièce. Je sens son regard calme sur moi. 
— Tu aurais pu me dire tout ça à l’époque, ça m’aurait évité un coeur brisé et de perdre ma meilleure amie. Malgré son ton ironique, sa voix s’est adoucie et je relève les yeux vers lui.
— Tu as énormément compté pour moi, dis-je, en amitié et en amour. Toute mon enfance est liée à toi, j’ai eu l’impression de perdre un membre de ma famille… Il se laisse tomber sur le fauteuil à côté de moi et enfonce les mains dans les poches de son jean.
— Tu ne m’as plus jamais adressé la parole, pendant des semaines, j’ai attendu que tu m’appelles, que tu m’expliques…
— Tu m’avais ordonné de ne plus jamais te parler, j’ai simplement respecté ton choix…
— Et puis un jour, je suis arrivé au lycée et tu avais déménagé à Paris…
— Je suis venue chez toi la veille, je voulais te voir, j’allais sonner à la porte et j’ai vu par la fenêtre le blouson de ski de Jessica accroché au portemanteau de l’entrée, alors j’ai fait demi-tour.
— Il faut croire qu’on s’est loupés, murmure-t-il, c’est dommage.
Il se lève lentement.
— Tu veux que je t’aide à remonter dans ta chambre ?
Je suis désolé, j’aurais aimé t’offrir une soirée plus agréable que coincée dans une tempête de neige avec une cheville foulée… Je ne te propose pas de te faire monter le dîner du réveillon, je me souviens que tu détestais Noël et tout ce qui y était attaché…
Les flammes dessinent des ombres sur son visage, je le trouve beau. Encore plus beau qu’avant.
— Tu sais ce que je me disais, tous ces Noëls que je passais seule avec ma mère ou à l’écouter se disputer avec son mec du moment ? Je me disais que je rêvais d’un Noël traditionnel dans la famille Pelletier, j’ai toujours rêvé de passer les fêtes de fin d’année dans ta famille parfaite.

Un sourire amusé effleure ses lèvres.
— Ma famille n’est pas parfaite…
— Je sais, enfin aujourd’hui je le réalise, aucune famille n’est parfaite, mais vous vous aimiez et ça crevait les yeux. Bref… Tu as longtemps été la seule personne avec qui j’ai eu envie de fêter Noël.

Il me dévisage, pensif. J’ai toujours du mal à lire le fond de sa pensée, mais une certaine tendresse se lit dans ses yeux azur.
— Pas de réveillon en famille pour moi ce soir, puisque la route est bloquée… Je suis donc en capacité de t’offrir, au moins partiellement puisque je serai l’unique membre de ma famille présent, un traditionnel réveillon de Noël Pelletier…

Ses yeux pétillent et je ne peux retenir le sourire qui me monte aux lèvres, car je reconnais l’adolescent que j’ai tant aimé dans les petites flammes qui se sont allumées dans son regard.

Moins d’une heure plus tard, il a installé une table nappée de blanc devant la cheminée et remonté de la cuisine des plats recouverts de cloches sur une table roulante. L’odeur de la dinde grillée aux marrons me fait saliver. Avec tout ça, j’avais oublié mon estomac qui gargouille allègrement. 

— J’ai faim ! 

Alexandre m’enlève des mains la cloche en argent que je viens de soulever et qui recouvre une bûche au chocolat recouverte de crème fouettée et me colle une coupe de champagne dans la main.

— Peut-être, mais d’abord, les cadeaux ! On ouvrait toujours nos cadeaux le 24 au soir avant le repas, explique-t-il. Je soupçonne mes parents d’avoir créé cette prétendue tradition pour pouvoir réveillonner tranquilles pendant que tous les enfants étaient occupés avec leurs nouveaux jouets. 

À ma grande surprise, il me tend un petit paquet rectangulaire enveloppé dans du papier d’aluminium, avec une ficelle de chanvre en guise de ruban.
— Un peu rudimentaire comme paquet, je fais remarquer en riant.

Je l’ouvre tout de suite, impatiente comme une enfant de savoir ce qu’il contient. À l’intérieur, je trouve un livre. Je caresse du bout des doigts la tranche dorée et le titre gravé sur la couverture rouge cartonnée.

— Orgueil et Préjugés, je murmure, tu te souviens…

— Que c’est ton livre préféré ? Oui. J’ai trouvé cette édition chez une bouquiniste de Lyon il y a quelques mois, elle m’a raconté une jolie histoire le concernant : une jeune femme nommée Louise lui a fait promettre de le faire passer de main en main car il est supposé porter chance à son propriétaire. Pour tout te dire, je l’ai pris parce qu’il m’a fait penser à toi.

Je t’ai cherchée souvent sur Facebook, je ne t’ai jamais trouvée. Je feuillette le livre, émue par cette édition aussi jolie que l’histoire qui y est attachée.

— Je ne suis pas sur les réseaux sociaux… Probablement une réaction à l’obsession de ma mère à ce sujet. En tout cas, tu ne pouvais pas me faire plus beau cadeau.

Il sourit.

— Et le mien ? demande-t-il.

Son cadeau m’a fait tellement plaisir que je suis gênée de n’avoir rien à lui offrir. Je lève la tête vers lui, les souvenirs affluent et je repense à notre premier baiser, cette fameuse nuit dans sa chambre d’adolescent. Alors, je pose ma main sur sa nuque et l’attire doucement vers moi afin de coller mes lèvres aux siennes. Il me rend mon baiser, longuement et intensément. J’oublie les victuailles sur la table roulante et ma cheville foulée. Plus rien n’existe que ses lèvres sur les miennes et ses mains qui caressent mes joues, mon cou et viennent se perdre dans mes cheveux.

***

C’est la vibration de mon téléphone sur la table de nuit qui me réveille. Il fait grand jour et le soleil brille dehors. Je souris de bonheur en sentant dans mon cou le souffle chaud et régulier d’Alexandre qui dort encore. Je me dégage avec douceur de ses bras.

« Maman » s’affiche sur l’écran. Je soupire et décroche.
— Joyeux Noël, ma chérie ! crie ma mère dans le combiné.
— Joyeux Noël, Maman, je murmure, incapable de lui en vouloir plus longtemps.
— Alors, tu as aimé mon cadeau ?

Je lève les yeux au ciel.
— Ton séjour gratuit que tu m’as refourgué sans me prévenir qu’il s’agissait en réalité d’un séjour test ? Merci bien, c’était l’horreur !
— Oh, non, je ne parle pas de ce cadeau-là, je parle de l’autre…
— L’autre cadeau ?

Il y a une note de triomphe dans sa voix qui m’inquiète, qu’est-ce qu’elle a encore inventé ?
— Le cadeau qui fait que tu dors encore à dix heures passées et que tu chuchotes dans le combiné de peur de le réveiller ! Ton amour d’enfance que tu n’as jamais été capable d’oublier, voilà mon cadeau de Noël ! Je reste un instant abasourdie.
— Tu savais…, je balbutie dans le combiné, tu savais que c’était lui qui dirigeait l’hôtel ! Et tu m’y as envoyée quand même…

Non seulement, elle s’est une fois de plus mêlée de mes affaires, mais elle m’a mise dans une situation, dans une situation… Je me retourne et croise le regard bleu d’Alexandre qui vient de se réveiller et me décoche un sourire ensommeillé à faire fondre le mont Blanc. Je m’arrête net. Pas si mal, cette situation, tout compte fait. Ma colère retombe d’un coup.

— C’est de loin le meilleur cadeau que tu m’aies jamais fait.
— Je le savais, ma chérie ! Dès que j’ai reçu cette invitation et compris qui était le directeur de l’hôtel, j’ai su que tu devais y aller à ma place. Je sais que tu ne m’as jamais vraiment pardonné cet article. J’ai mis des années à comprendre que tu étais vraiment amoureuse de lui, et crois-en mon expérience et mes deux cent quatre-vingt-dix-sept amants : on n’aime jamais plus comme on aime à dix-sept ans. Joyeux Noël, Cassandra, je dois retourner à mon stage de fauconnerie avec Pablo. On s’est remis ensemble !

Je pousse un soupir.
— Joyeux Noël, Maman, et… merci.

Il y a un court silence au bout de la ligne avant qu’elle ne réponde. 
— Merci à toi, ma chérie, sache que Noël ou pas, tu es le plus beau cadeau que la vie m’ait fait.

Elle raccroche, me laissant un instant sans voix et les larmes aux yeux.

Alexandre sourit.
— La magie de Noël ? demande-t-il.
— Il faut croire, je réponds.

Il me prend dans ses bras et me renverse de nouveau sur le lit.
— Reprenons où nous en étions…, murmure-t-il avant de m’embrasser.

FIN

«Magistral ! Un coup de coeur phénoménal à découvrir de toute urgence!”
20 minutes
“Sans aucun doute un des plus beaux romans de l’année”
Corse Matin
“Une histoire particulièrement tendue, construite comme un thriller,
aux rebondissements bluffants.”
ELLE 

Depuis plus de vingt ans, Abigaëlle vit recluse dans un couvent en Bourgogne. Sa vie d’avant ? Elle l’a en grande partie oubliée. Elle est même incapable de se rappeler l’événement qui a fait basculer sa destinée et l’a poussée à se retirer du monde.

De loin, elle observe la vie parisienne de Gabriel, son grand frère, dont la brillante carrière d’artiste et l’imaginaire rempli de poésie sont encensés par la critique. Mais le jour où il rencontre la lumineuse Zoé et tombe sous son charme, Abigaël le ne peut s’empêcher de trembler, car elle seule connaît vraiment son frère…

Un trésor de sensibilité et d’émotions brillamment construit. Marie Vareille démontre une nouvelle fois son talent unique pour nous tenir en haleine de la première à la dernière page. 

Finaliste du Prix Maison de laPresse 2024
Lauréat du Prix Audiolib 2024

Merci de m’avoir lue jusqu’ici.

Je vous souhaite de très belles fêtes de fin d’années !

Cette histoire vous a plu ?

N’hésitez pas à passer chez votre libraire préféré pour offrir mes romans à vos proches à Noël 🙂

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