de Stéphanie Kalfon
Poche – 11 octobre 2018
Éditions : Folio

“La folie n’est pas du côté de l’extravagance, elle est du côté de la normalité. Les gens seuls, les déviants, les étranges, les bizarres, ne sont que la doublure honnête des photocopies carbone qui représentent la masse des vivants. Ceux qui marchent sur la tête, les vrais fous, sont ceux qui n’ont jamais besoin d’air.” Le génie ou l’imposture, telle est l’ambiguïté qui a condamné Satie à la solitude. Désireux de ne jamais dévoiler ses fragilités, le compositeur a caché toute sa vie la tristesse qui le dévorait. Dans un texte aussi habité que fantaisiste, Stéphanie Kalfon la laisse résonner.

Je connaissais Erik Satie, le musicien hors norme, mais je ne connaissais pas l’homme.
Stéphanie Kalfon, lui offre un superbe hommage et me permet de découvrir l’enfant qu’il était et l’homme qu’il voulait être. Aîné de sa famille, il a à peine quatre ans quand sa mère s’effondre après la mort subite de sa petite sœur encore bébé. La perte de sa maman sera un coup dur pour Erik en pleine construction. Il est intelligent, mais ne se mêle jamais aux autres, qu’ils soient, enfants ou adultes, il reste un solitaire. Il observe le rythme de la vie des gens. Très vite, il s’intéressera à la musique et il est doué pour ça. Son génie en la matière fera de lui un artiste précurseur, un visionnaire, musicien minimaliste et mélancolique, mais un incompris parmi les musiciens qui l’entourent.
Ce n’est pas une biographie, plutôt une fiction qui autorise dès lors Stéphanie à entrer dans la tête du musicien, à lui donner la parole et la vie, et quelle vie. Une vie où solitude, mélancolie et alcoolisme se ressentent à travers chaque phrase. Un homme perdu, dépressif presque toute sa vie, en avance sur son temps sûrement, qui brûle de créer sa musique, de la partager et de la faire entendre, mais le monde n’a pas le temps de s’arrêter, n’a pas le temps de l’écouter. Le nouveau monde va trop vite, il suit l’industrialisation de l’époque bruyante, masquant le tempo lent et intense de ses compositions, jusqu’à l’intérieur de son esprit de plus en plus fragile.
Artiste maudit et miséreux, Erik Satie était un homme libre qui refusa toutes concessions allant à l’encontre de la liberté.
Ma lecture accompagnée de sa musique, plus que présente dans mes playlists, m’a porté tout le long du récit au style fluide et puissant de l’auteure, elle porte gracieusement l’histoire par ses mots choisis, étonnants parfois, poétiques souvent, mais aussi par de nombreuses citations du compositeur… Stéphanie ouvre la porte d’un univers sombre et étouffant qui m’a paru vraiment en adéquation avec le personnage qu’il fût.
Un livre fort et prenant, qui fera découvrir le génie de Satie pour certains, l’homme incompris qu’il était pour les autres. Un roman qui a sa place dans toutes les belles bibliothèques !
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Extraits :
« On n’envie jamais les gens tristes. On les remarque. On s’assied loin, ravi de mesurer les kilomètres d’immunité qui nous tiennent à l’abri les uns des autres. Les gens tristes sourient souvent, possible oui, possible. Ils portent en eux une musique inutile. Et leur silence. Vous frôle comme un rire qui s’éloigne. Les gens tristes passent. Pudiques. S’en vont, reviennent. Ils se forcent à sortir, discrets faiseurs d’été… Partout, c’est l’hiver. Ils ne s’apitoient pas : ils s’absentent. Ils disparaissent poliment de la vue. »
« Il y a une couleur Satie. Le gris. Et un mystère Satie : sa chambre finale, à Arcueil, rue Cauchy. Un lieu apocalyptique, comme l’envers de sa vie. Un lieu pour soi, à soi, qui nous dit l’état de son âme. Et qui a fait sa légende. Lorsque ses amis ont ouvert la porte de cette chambre, le jour de sa mort, ils ne s’en sont pas remis. Ils ont manqué d’air. »
« Il sourit lointain, on ne sait pas ce qu’il pense, pire, on le devine bien trop… L’élève Satie crée un malaise : jadis, il fut un enfant impressionnable, à dix-sept ans, il est devenu un adolescent impressionnant. Sa timidité prise pour de la hauteur. Dans ses yeux, ses opinions précises clignotent comme des panneaux publicitaires. Ce qu’il pensera trente ans plus tard, il le pense déjà, inflexible et intransigeant. »
« La seule chose qui compte désormais, pour Erik, c’est l’instant pétrifié. L’immobilité de la forme. La clarté d’un espace en apesanteur. Une musique qui s’écoule, d’accord, mais émouvante et distante. Un rythme si lent qu’on pourrait craindre qu’il s’arrête, un, rien, un souffle, un rien. Du bout de la pensée, il tâtonne, il cherche les notes immobiles. Alors qu’autour de lui, quelque chose de nouveau commence : un changement de rythme, un changement perpétuel. »
« Paris change et Paris demeure. L’homme moderne voyage dans les airs, utilise l’électricité, roule en automobile, s’amuse au cinéma, écoute le gramophone et découvre l’inconscient. Les bruits de la ville ont changé. De nouveaux sons apparaissent, plus mobiles, plus industriels. L’espace s’est décomposé en petits cubes cubistes. On fabrique des sons nouveaux, parce qu’on fabrique des objets nouveaux : avions, moteurs électriques, pneus. Le temps cesse d’être unique. »
Née en 1979, Stéphanie Kalfon a commencé par les classes préparatoires littéraires et des études de philosophie avant de devenir réalisatrice et scénariste. Lauréate de la bourse Lagardère dans la catégorie Scénariste TV, elle a notamment travaillé pour la série Vénus et Apollon, diffusée sur Arte, et réalisé le film Super triste avec Emma de Causes et Philippe Rebbot.
En 2017, elle publie son premier roman, Les parapluies d’Erik Satie, qui a été très remarqué par la critique.
Elle publie Attendre un fantôme, en 2019;
et Un jour, ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau, en 2023.
https://leressentidejeanpaul.com/2023/05/23/un-jour-ma-fille-a-disparu-dans-la-nuit-de-mon-cerveau/


